hold my hand [nelis]

Plusieurs semaines étaient passées depuis son départ d'Al-Jeit et Nelis touchait au but. Il aurait pu prendre moins de temps pour effectuer son voyage, mais les tombées de neige de cette fin janvier avaient ralenti son avancée, presque autant que les nombreuses rumeurs concernant les incursions mercenaires dans les terres alaviriennes et il avait souvent effectué des détours pour venir enquêter dans de petits villages dévastées par le chaos, à la recherche d'éléments sur sa sœur, sur sa disparition. Il avait préféré bifurquer vers le lac chen pour éviter d'avoir à traverser les dentelles vives, car la météo de ce début d'année l'aurait contraint à abandonner sa monture et il n'avait pu s'y résoudre. La traversée des plateaux d'astariul avait été anecdotique tant il était avancé sur la voie, et tant la moindre créature était repérée avant d'avoir eu l'idée de venir dans sa direction. Pourtant, au milieu de l'enchevêtrement de ses sentiments, du chaos de son anxiété, il avait réussi à profiter de la beauté de la nature alavirienne et c'est parfaitement rasséréné qu'il avait franchi les grandes portes de Tintiane. Tout en elle reflétait la jeunesse de cette confrérie, des murs virginaux de l'enceinte aux arbres encore bourgeonnants dans les jardins; Nelis n'était pas venu depuis des années et pourtant, il gardait au fond de lui le sentiment rassurant de la garde accrue que les rêveurs effectuaient sur la région, et la douce sensation d'être dans un endroit où l'harmonie ne cédait rien face au chaos. Le jour était encore jeune et le soleil commençait tout juste à étendre de timides rayons sur la confrérie lorsqu'un rêveur vint l'accueillir et qu'il posait pied au sol. «  Nelis Gonques. Je viens voir Malva Mogween au sujet de Lilya Gonques. » Rien de plus, pas de fioriture et il apprécia l'attitude du rêveur qui, après un signe de la tête, s'éloigna sans attendre son reste. Il revint peu de temps après et l'orienta à sa suite dans un bureau qu'il occupa en s'asseyant dans un fauteuil confortable, se débattant intérieurement contre son angoisse. Il ne reflétait qu'un masque tranquille mais ses plus proches amis auraient reconnu le très léger froncement sous son œil droit. Il était inquiet quant à l'état de sa sœur, mais surtout, il avait peur de n'avoir aucun début de piste ici. Fermant les yeux, il écouta la confrérie s'éveiller, et régula son souffle pour ne plus l'entendre, s'offrant tout entier à la merveille de pierres qui l'entourait. Des pas montant l'étage et arrivant vers lui. La porte s'ouvrit en même temps qu'il réintégrait son corps et il fit un signe de la tête à la nouvelle arrivée. Malva. Il l'avait croisée à plusieurs reprises déjà, lorsqu'il était venu rendre visite à sa sœur ou quand il avait rendu des services pour la confrérie et c'était la même sensation lorsqu'elle posait ses yeux clairs sur lui; elle pouvait lire en lui comme s'il avait été couché sur papier. Il sourit sincèrement à l'évocation de la blessure sur son flanc droit, insignifiante, idiote, surpris, comme à chaque fois par l'étrange pouvoir des rêveurs. Il redevint sérieux et se leva, attrapant la main de Malva qu'il serra brièvement dans la sienne, soutenant celle qu'il ne connaissait pas tant que cela dans leur douleur et inquiétudes communes. «  Je suis content de te voir. » Elle savait pourquoi il était là, elle ne pouvait l'ignorer et il se retenait de la supplier de lui dire, enfin, ce qu'il était advenu. Chuchotement. «  Dis moi... »

Et avec leurs mains qui se séparèrent, c'est une petite partie de la chaleur réconfortante entrée dans la pièce avec la rêveuse qui s'échappa parfaitement. Elle était désœuvrée, elle aussi, elle ne savait rien, il en fut persuadé, et l'espoir menaça un instant de le quitter tout à fait. Qu'allait-il advenir? Elle se lança, commençant par la volonté de la confrérie de conserver en affaire interne la situation de Lilya et il se retint de fulminer. Il n'était pas temps des réglements de compte, et il devait être tout entier tourné vers sa sœur. Les mots s'écoulèrent hors de Malva comme si elle avait voulu les cracher, pour les éloigner d'elle et il comprit qu'elle était au-delà de simplement désœuvrée. Elle se sentait impuissante. Il l'écouta patiemment, cherchant dans le moindre de ses mots une information qui lui aurait semblée inutile à elle, qui deviendrait le début de sa filature, à lui. «  Une mission de routine.. Tu en sais plus ? » Il ignorait de quelles missions étaient vraiment faite la routine des rêveurs, et hormis aller rêver aux blessures ailleurs, il ignorait tout de leur champ de compétences. Malva acheva sa longue tirade et Nelis fut pris d'un vertige soudain; il n'y avait donc rien à comprendre de plus. Peut-être agonisait-elle sur le bord d'une route, après une mauvaise chute à cheval, et c'était tout? Peut-être encore s'était-elle faite surprendre par une bande de pillards qui s'étaient amusés avec son corps avant de le jeter au fleuve le plus proche? Vertige et désespoir. Qu'adviendrait-il d'eux s'il ne pouvait la retrouver? Il raffermit sa pensée et se concentra sur le plus urgent. Avait-il des pistes? Il la regarda un long moment, ses réflexions encore embuées par la vague de brume qui s'était déployée sur son esprit et quand il reprit, il fut surpris de n'entendre pas de chancèlement dans sa voix. «  Oui, j'ai une piste. Plutôt une piste que je souhaite écarter au plus vite. » Il lui tourna le dos, se posant encore la question de l'intérêt de lui dévoiler ce qu'il avait en tête, mais le temps n'était plus aux fustigations hasardeuses, et l'inquiétude qu'il y avait en Malva était sincère, de celles qu'on ne souhaite pas à son ennemi; la crainte de la perte, la crainte de l'abandon, et des peurs infantiles, comme une terreur nocturne qu'on redoute de voir revenir nuit après nuit. « Lilya t'a-t-elle déjà parlé de Jasper ? » Sa voix n'avait été que chuchotement et pourtant, le prénom se répercuta longuement entre eux, comme une invocation morbide jetée dans un temple sacré, du genre de celles qui gâchent les plus beaux lieux, qui en souillent jusqu'à l'essence. « C'est... C'était notre frère. » Et avec le nom revinrent les souvenirs, le sourire édenté de Jasper qui, du haut de ses cinq printemps, avait tenté de sauter par-dessus la barrière entourant leur maison pour lui montrer qu'il en était capable, le sourire contrit lorsqu'il avait ramassé sa dent tombée sous l'impact, les larmes qu'il tentait de retenir. Jasper et sa colère lorsqu'il lui avait annoncé qu'il quittait la maison, la voie des marchombres s'étalant sous ses pas. Jasper et son absence chaque fois qu'il revenait visiter leurs parents. Et Lilya qui lui trouvait des excuses, et Lilya qui trouvait le temps de lui dire que non, ce n'était qu'un peu de colère, rien de plus. Jasper qui avait perdu la raison, et sa sœur le lui annonçant à demi-mots, la voix basse, les larmes aux joues, quelques mois plus tôt. Mercenaire. Ses bras se couvrirent d'une chair de poule tenace à cette idée. Il avait choisi l'harmonie quand son propre frère, son sang, se tournait vers le chaos et la noirceur. Quelle ironie. Quelle douce horreur. « Il y a quelques mois, il s'est détourné de nous pour embrasser le chaos. Je n'ai pas de nouvelles de lui depuis des années, mais Lilya en avait souvent. Alors, je me dis que peut-être, il a tenu à lui faire rejoindre leurs rangs. » La blessure n'était pas cicatrisée mais, curieusement, l'idée qu'il était peut-être responsable de la disparition de leur sœur prenait depuis quelques jours les couleurs de l'évidence et Nelis ne parvenait plus à lui trouver la moindre excuse. La colère s'était immiscée sous son crâne, en palabres morbides et promesses cruelles et il le savait; il ne laisserait rien passer tant qu'il n'aurait pas la réponse à ses questions.