01. L'enfant du désert.
Mort, violence, douleur, kidnapping, esclavage On ne peut pas dire que je me souvienne clairement de ma famille, ou même de la grande tribu à laquelle j'appartenais. C'est tout juste si les visages de mes parents m'apparaissent parfois, de manière plus ou moins floue, dans des rêves que j'oublie presque aussitôt tandis qu'ils s'évaporent avec les premières lueurs du jour. Deux noms
résonnent encore, de temps à autre dans mon esprit -
Farouk et
Anki - trop lointains toutefois pour qu'ils se superposent réellement à ceux de
Papa et
Maman.
Mon tout premier souvenir d’enfance est également l’un des plus violent de toute ma vie. Je devais alors avoir cinq ans – ou peut-être six, au grand maximum. Avant cet âge-là, c’est beaucoup plus vague : les images sont floues, les sensations fugaces. J’ai eu beau essayer, vraiment, mais je m’y suis faite. Ca ne reviendra jamais. Par contre, la puanteur de ce fond de cale miteux, l’exiguïté de cet endroit dans lequel j’avais été enfermée avec des dizaines d’autres enfants, et la pénombre qui y régnait en permanence : ça, je m’en
souviens bien !
La douleur, aussi ! Celle du fer rouge marquant mon dos comme si j’étais un vulgaire animal – et encore, même les bêtes ne mériteraient pas un tel traitement. Ainsi que celle de mes cordes vocales, sectionnées, coupées pour le simple confort d’une poignée d’hommes qui ne supportaient pas d’entendre les pleurs des enfants qu’ils avaient arrachés à leur famille. De tout ça, je m’en
souviens plus clairement que si c’était hier, parce que ces images hantent encore insidieusement mes nuits de temps à autre.
Même si, rien que d’y penser la rage me monte à la gorge, me tient aux tripes pour ne plus me lâcher et que j’aurais profondément aimé pouvoir retrouver ces hommes et les tuer, usant de la même violence avec laquelle ils m’ont volée mon enfance, au fond, qu’est-ce que cela changerait ? Pas grand-chose : ma vie ne s’est pas arrêtée, loin de là. J’ai survécu, j’ai grandi, j’ai vécu pleinement à chaque fois que l’occasion m’en était donné. Et puis, de toute façon, pour le peu que j’en sais, ma famille a sans doute été entièrement décimée durant le raid de ces pirates. Aucune chance, donc, que je nourrisse ne serait-ce que l’once d’un espoir d’en apprendre un peu plus sur mes origines un jour.
∞
Une nuit – enfin, je crois, à vrai dire je n’avais aucune notion du temps qui passait derrière les barreaux luisant de gras et de saleté qui me retenaient prisonnière – on a été réveillés, avec les autres enfants, par des bruits de lames qui s’entrechoquaient violemment. Nous étions tous recroquevillés, les uns sur les autres, dans l’angle d’un cachot grand comme un placard. Le sol était recouvert de déjections, l’odeur de l’ammoniaque imprégnait l’endroit tout entier. Au début, je ne me suis pas vraiment rendue compte de ce qu’il se passait. Accroupie, le visage collé contre les barreaux recouvert de saletés, j’essayais de voir ce qu’il se passait. En vain, évidemment !
Je ne m’en rappelle pas avec exactitude, mais ce qui se passait en cet instant marquait la fin d’un long calvaire. Les pirates qui avaient décimé ma tribu natale venaient d’être arrêtés. Leur sombre projet était remonté aux oreilles des autorités locales. Ils furent condamnés à mort quelques jours plus tard. Après cet évènement, plus jamais personne ne parla de ces orphelins originaires du Désert des Murmures et encore moins de cet équipage renégat aux obscurs desseins. Même ma famille adoptive n’osait pas évoquer cette terrible tragédie – du moins, jamais devant moi.
∞
Une voix de stentor, grave et chaude, toujours calme et posée, ne souffrant d’aucune réplique. C’est Lorik Caharlan. Mon père adoptif. Le jour où ma route a croisé pour la première fois celle de cet ancien navigateur bougon, taciturne et au caractère d’ours mal-léché, j’étais encore une toute petite chose frêle, tremblante de peur, de fatigue et de douleur. Un petit oisillon inoffensif et sans défense. Petite chose insignifiante au beau milieu d’un monde qui m’était totalement inconnu. En grandissant, je me suis très vite rendue compte qu'il s'était résolu à recueillir sous son toit la gamine un peu sauvage que j'étais alors pour racheter les actions de son frère, exécuté avec le reste de son équipage renégat.
Je
sens encore ma petite main dans la sienne. Ce jour-là, un soleil brûlant brillait sur la Roche-aux-Lunes, cramant chaque grain de poussière, calcinant chaque centimètre de peau déjà, pour la plupart des habitants de la ville, burinée par les années et le travail. Il faisait une chaleur étouffante mais peu importait. J’avais cinq ans – ou six, peut-être. J’étais seule au monde. Mais Lorik Caharlan est entré dans ma vie comme un boulet de canon. Il m’a offert une famille. Une famille bancale, vacillante, fragile. Mais une famille tout de même. Il était solitaire. Taciturne. Mal embouché. La vie ne l’avait pas épargné, lui non plus. Mais me je m’y suis tout de même attachée à ce drôle de bonhomme.
Par la force des choses, Annathea Caharlan devint ma mère adoptive. C’était une femme petite et chétive, qui donnait presque l’impression de vouloir disparaître tant elle s’écrasait face au monde entier. Trop fragile, trop délicate, trop craintive. Elle sursautait littéralement à chaque éclat de voix. A chaque geste brusque. Elle se pliait aux moindres désirs de son mari, s’empressait de le satisfaire à chaque fois qu’il l’exigeait. Jamais elle ne bronchait lorsque les coups pleuvaient sur elle. Lorsque Lorik passait ses frustrations et ses colères en la battant violemment. Elle non plus n’avait pas vraiment une vie facile.
∞
02. L'enfant des îles. Je n’ai jamais été une enfant ultra sociable. Et puis, de toute façon, les autres gamins de mon âge ne m’ont jamais donné envie de m’intégrer vraiment. Non mais c’est vrai, quoi ! Les adultes ont beaucoup trop souvent tendance à considérer l’enfant comme un petit être innocent et plein de naïveté : c’est peut-être vrai pendant quelques années, tout-au-plus, mais ça change très vite. En fait, les enfants sont sans doute encore plus impitoyables entre eux que ne le sont les adultes. Les moqueries, les regards méprisants, le rejet, voilà à quoi se résumait mon quotidien. Mais avec l’aide et le soutien de mes frères et sœurs adoptifs, j’ai vite appris à passer outre. Elyon était la plus âgée et la plus aventureuse. Extrêmement protectrice, elle était toujours prompte à prendre ma défense. Je l’ai toujours trouvé tellement belle et forte que pendant longtemps j’ai voulu lui ressembler. Et puis, il y avait Zéphyr. Il avait mon âge. C’était un garçon taquin, drôle, mais surtout bagarreur et tapageur au possible. Il me faisait souvent tourner en bourrique, mais il fallait bien avouer que je lui rendais bien.
∞
J’ai grandi sur une île au climat tropical, du coup l’océan revêt une importance toute particulière pour moi. Rien que le contact de l’onde fraîche sur ma peau pourrait apaiser toutes mes angoisses, comme personne ne le saurait. Et j’ai toujours aimé me ressourcer, en admirant simplement les vagues dérouler leur puissance brute, les pieds profondément enfoncés dans le sable mouillé. Vraiment, quand j’ai besoin de me retrouver, il n’y a rien de tel !
A ce propos, l’un de mes souvenirs les plus marquants remonte à mes dix ans – ou onze ans peut-être, je ne
sais plus bien. Par une fraîche après-midi d’hiver austral, j’étais assise au bord de l’un des quais désaffecté du port de la Roche-aux-lunes – c’est d’ailleurs l’un des plus important de tout la moitié nord de l’Archipel Aline. Le bout de mes orteils effleurait l’onde cristalline. J’étais seule et, surtout, j’étais bien, quand un groupe de garçons de plus ou moins mon âge s’approcha. Oh, j’aurais pu partir et préserver ainsi ma tranquillité ; je les avais entendu arriver de loin, tant ils ricanaient bêtement comme des idiots. Passablement agacée, je me souviens m’être demandée un instant ce qu’ils allaient encore inventer pour m’embêter, ces lourdauds ! Le plus imposant de la bande – sans aucun doute leur chef – me faisait de l’ombre depuis plusieurs longues secondes lorsqu’il m’interpella, de sa voix éraillée en train de muer.
- «
Je parie que tu n’arriverais jamais à aller chercher la pièce au fond de l’eau » me défia-t-il, tout fier de lui, en pointant du doigt l’objet de sa convoitise.
Effectivement, à quelques brasses du bord, un tout petit objet qui ressemblait à une pièce scintillait, sagement posée sur une patate de corail, entre cinq et dix mètres de profondeur environ. C’était parfaitement débile, et la réflexion du garçon ne me tira qu’un simple haussement d’épaule. Autant pour essayer d’impressionner copains que pour prouver sa supériorité, le garçon plongea. Pour remonter quelques secondes plus tard, tout suffoquant et la mine défaite. Un petit sourire moqueur étira mes lèvres, tandis que je me levais.
T’es nul !Par un simple geste, rapidement esquissé, je lui avais renvoyé sa fierté dans ses dents. Sans un mot de plus, je sautais à l’eau à mon tour, dans un plongeon plutôt efficace pour mon âge. C’était pas très compliqué – et même carrément naturel pour moi – d’aller récupérer cette pièce. Il me fallut quelques battements de pieds pour y parvenir et presque aucun effort pour regagner la surface. C’était facile, vraiment ! Alors pourquoi l’autre n’avait pas réussi ? Il était plus grand que moi, ses poumons étaient plus volumineux que les miens ! Sur le coup, je n’ai pas compris – et je ne le comprendrais probablement jamais ! Quoiqu’il en soit, j’ai donné la pièce au garçon.
Il s’appelait Olàn, et il deviendrait mon meilleur ami.
∞
03. L'adolescente brisée.
Violence, viol, mort C'était un soir d'été comme un autre. Enfin, presque comme un autre. Je me
souviens encore des dernières lueurs du soleil qui déclinait doucement à l’horizon. De ce pressentiment qui flottait dans l’air sans que je ne sache vraiment pourquoi. J’aurais dû me rendre compte que quelque-chose clochait. Cela faisait plusieurs longs mois que ma relation avec Zéphyr avait changé. A mesure que mon corps prenait les courbes d’une femme, je sentais bien que mon frère adoptif ne me regardait plus de la même manière. Pourtant, je n’ai absolument rien vu venir.
∞
«
Zéphyr, qu’est-ce qu’il te prend ? » signai-je, machinalement – avec mon frère et ma sœur ce langage était devenu tellement naturel que nous l’utilisions sans même réfléchir.
Ma frayeur n’arrêta pas Zéphyr le moins du monde. Nous étions seuls à la maison. Et il souriait de toutes ses dents. Avec une lueur lubrique dans le fond de son regard, il me détailla longuement. Sans rien dire. J’étais terrorisée. De mon regard noir, je cherchais un moyen de m’échapper. De me tirer de cette situation. En vain. Le garçon passa sa langue sur ses lèvres. Pure provocation, tandis qu’il retirait lentement sa ceinture.
L’adolescent lâcha un petit ricanement. Je reculais d’un pas. Il avança. A ce moment-là, je savais déjà qu’il ne s’arrêterait pas avant d’avoir assouvi le moindre de ses plaisirs. Ma respiration se bloqua dans ma poitrine. Une demie seconde, à peine. Et puis, Zéphyr bondit avec une vivacité étonnante et me plaqua contre le mur avec violence, ce qui me tira un petit soupir de chaton apeuré. D’une main, il referma ses doigts autour de ma gorge, de l’autre il glissa lentement le long de mon entrejambe. L’instant dura une éternité, comme s’il voulait me laisser prendre la mesure de ce qui m’attendait. Comme s’il voulait que je réalise vraiment qu’il allait me prendre, me posséder, me baiser sauvagement et que même si je lui suppliais d’arrêter il ne s’arrêterait pas.
Je me vois encore. Comme étrangère au monde qui m’entourait. Je ne voulais pas voir cette virilité dressée devant moi. Je ne voulais pas entendre ce râle de plaisir alors que ses doigts remontaient le long de mes cuisses. Je ne voulais pas le sentir me pénétrer. C’était comme si mon corps savait déjà tout ce que je subirais dans les minutes qui suivraient – bien sûr que je le savais. Une larme roula sur ma joue lorsqu’il me força à rouvrir les jambes pour me pénétrer d’un puissant coup rein. La douleur fut totale. Dévastatrice. Mais cela ne l’empêcha pas de me retourner sans aucun ménagement pour me plaque le visage contre le mur. Alors seulement il s’engouffra à nouveau dans mon intimité jusqu’à la garde. Je n’avais pas la force de lui résister. De me débattre. Mais une colère sourde pulsait dans mes veines. Bête sauvage et indomptable qui se repaissait de ma tristesse, de ma détresse. Je me sens bouillonner. J’avais envie de crier, d’hurler. De tout détruire comme ces flammes que j’imaginais soudain.
Je venais d’Imaginer.∞
J’avais tout juste seize ans quand j’ai quitté l’archipel Aline. J’étais seule. Coupable d'avoir tué mon propre frère. Perdue et étrangère dans un monde qui me semblait hostile. Seule consolation toutefois : je n’avais plus l’impression de voir le sourire de Zéphyr à chaque coin de rue – sa mort m’avait laissée un trou béant dans la poitrine. La culpabilité qui me rongeait était une blessure indélébile, qui s’estomperait avec le temps mais ne se refermerait jamais vraiment. Et puis, il y avait ces pouvoirs qui s’étaient éveillés en moi. Ils m’effrayaient. Me terrorisaient. Hantaient mes nuits. J’étais devenue un monstre. La moindre émotion pouvait me faire basculer dans un gouffre sans fond, froid et glacial.
Al-Jeit. Capitale d’un Empire corrompu. Al-Jeit, ville maudite.
Pardonne-moi. Je ne connaissais rien de toi, rien de ton histoire, de tes souffrances. Pourtant je te détestais. Je te haïssais. Je t’abhorrais. Toute cette rancœur que je te portais est irrationnelle, je le
sais bien. Je ne pouvais cependant pas faire autrement que de projeter toute ma colère et mon amertume sur toi. C’est comme ça ! Tu symbolises cet Empire qui m’a brisée.
Pardonne-moi, c’était facile de te haïr.
Al-Jeit. Perle de Gwendalavir. Cité féérique avec tes tours graciles partant à l’assaut de l’azur, tes coupoles audacieuses, tes entrelacs de passerelles vertigineuses, tes flèches de jade et d’argent, tes dômes de verre.
Al-Jeit. Miracle de force et de finesse, défiant le monde au milieu des collines. Comment pourrais-je encore te maudire quand tu m’as tant appris ?
∞
04. La voie du Chaos.
Violence Enora n’était pas rentrée à la maison cette nuit-là. Je ne m’étais vraiment inquiétée outre mesure. Du haut de ses vingt ans, mon amie – ma sœur de cœur – découchait régulièrement. Il fallait bien avouer qu’elle jouissait d’un certain succès auprès de la gent masculine. Moi, ce genre de choses, ça ne m’attirait pas vraiment. Bien sûr, il m’arrivait de baiser sauvagement lorsque les plaisirs de la chair me manquaient un peu trop, mais c’était tout. Cela n’allait pas plus loin. Sauf que cette fois, Enora n’était pas rentrée non plus la nuit suivante. Ni celle d’après. A vrai dire, je ne l’ai pas revue pendant un mois entier. Dans le quartier, certains l’ont pensé morte. Moi, je l’ai crue partie, tout simplement. Quitter la ville était un rêve que nous partagions toutes les deux. Enora avait rencontré quelqu’un, un type bizarre qui lui apprenait à repousser ses limites au-delà de l’imaginable. Chaque fois qu’elle revient à la maison, une fois par mois environ – parfois moins souvent – elle me racontait ses aventures sans jamais trop rentrer dans les détails. Mais je n’
aime pas les secrets – je ne les ai jamais aimés. J’ai souvent été tentée de fouiller dans l’esprit d’Enora, la sonder, la suivre dans cette nouvelle vie qui semble tant lui apporter.
J’ai fini par oser le faire. Dans les traces d’Enora, qui ignorait alors être prise en filature, je découvrais enfin cet homme qui m’avait volé mon amie, ma sœur. C’était une espèce de brute épaisse qui était pourtant capable de se mouvoir plus gracieusement qu’un chat ! Fascinée, je l’observais sans savoir que j’étais moi-même observée. Tapis derrière une pile de caisses, j’assistais à une leçon entre le maître et l’élève, sidérée de constater les progrès fulgurants d’Enora en l’espace de quelques mois. L’homme était absolument impitoyable, lui apprenant l’erreur par le sang. Ils s’affrontaient en silence jusqu’à ce que la voix du mentor retentisse :
- «
A ton tour, gamine ! Tu as voulu nous suivre, viens donc nous montrer que ce n’est pas du flanc »
Sans me démonter, je me suis avancée, ignorant le regard surpris d’Enora pour toiser celui du guerrier.
- «
Enora » intervint celui-ci «
mets en pratique ce que je viens de t’apprendre. Tue cette petite fouine »
Ordre bref. Implacable. Le regard d’Enora exprima la surprise, l’incompréhension, la résignation puis la détermination. On se dévisagea un instant. Survivre, nous ne faisions que cela depuis notre naissance, chacune à notre manière. C’était sans doute pour cela que nous nous étions si bien trouvées, front uni face à l’adversité. Nous affronter ? Nous entretuer ? Nous n’y tenions pas vraiment. Pourtant, on se tournaient autour comme deux bêtes sauvages. Contre toute attente, je fus la première à frapper. De toute ma force. De toute ma hargne. Enora répliqua, tout en finesse et en puissance. Très vite le combat tourna à son avantage. Les coups pleuvaient. Les os se brisaient. A genoux, ma volonté vacillante, je réalisais que j’allais probablement mourir ici, par la main de celle que je considérais comme ma sœur.
Quelle ironie, quand j’y repense ! Un poing se referma sur mon col. Je fermais les yeux en attendant la mort. Les rouvris en sentant Enora lâcher prise. Et les écarquillant en découvrant celle-ci allongée sur le dos, la poitrine criblée de petites pointes de métal. Interdite, je me demandais qui avait bien pu tirer. Etait-ce cet homme qui se prétendait son maître ? Mais pourquoi aurait-il fait une chose pareille ? Je fronçais les sourcils.
Non. Non, ce n’était pas cela. A en croire son expression, ce n’était pas lui qui avait tiré. Sauf qu’il n’y avait personne d’autre que nous trois dans cette impasse. L’évidence aurait dû se frayer dans mon esprit, mais je me refusais à y croire !
Je me précipitais vers mon amie, mais l’homme me retint par l’épaule. Passablement agacée, je parvins à me dérober pour me retrouver à nouveau bloquée. Chaque fois que je tentais de m’approcher d’Enora, ce type m’en empêchais. Ça commençait franchement à me gonfler. La colère montait. Bouillonnait. Jaillit, comme la vague d’eau glacée que je venais d’imaginer.
Imaginer.
Face à moi, l’homme se redressa lentement, trempé de la tête aux pieds. Il cracha une gerbe d’eau, passa une main dans ses cheveux comme si rien ne s’était passé puis plongea son regard gris dans le mien. Il souriait.
- «
Dis-moi » dit-il, l’air satisfait «
Est-ce que tu as déjà entendu parler de l’Imagination, gamine ? »
∞
Tu veux que je t'apprenne tout ce que je sais ? Soit. La voie sur laquelle tu t’engages est loin d’être facile et beaucoup de ceux qui ont voulu l’arpenter ont abandonné par la suite. Je te forcerai à continuer toujours, à utiliser et exploiter toutes tes capacités, à croire en tes ressources, je te pousserai souvent dans tes derniers retranchements. Veux-toujours me suivre ? ∞
J’ai suivi Lasmin Sil’Everyn durant une longue année. Elle fut un maître impitoyable, mais toujours juste et à l’écoute. Elle m’apprit des choses sur moi-même que je n’aurais jamais osé soupçonner. Le goût du risque, de l’aventure, de l’impossible. Elle me poussa à me surpasser, à toujours donner le meilleur de moi-même. Et surtout, elle m’aida à dompter mes pouvoirs. A les maîtriser. Petit à petit, ils ne me faisaient plus peur ; au contraire, ils me rassuraient dans la nuit la plus noire. Ils me guidaient quand j’en éprouvais le besoin. Ils étaient là. Infaillibles. Toujours présents. Ne me faisaient pas défaut. Ils étaient réconfortants. Rassurants. Ils n’étaient plus un danger, mais une force. Un allié, toujours fidèle.
∞
05. Mentaï. Au terme de longs mois d'apprentissage, mon maître m'imposa une ultime épreuve. Celle qui me rendrait enfin digne de représenter cette guilde que j'ai juré de servir au prix de ma vie.
∞
Que veux-tu ? Que veux-tu réellement ? Simple effleurement de pensée. Hochement de tête. Question inutile, elle le savait. Un sourire s'esquissa sur ses lèvres : elle connaissait déjà ma réponse.
∞
Je veux la liberté absolue. La force de me battre pour mes convictions. Le pouvoir d'éradiquer l'injustice et la corruption pour bâtir un monde nouveau. Je suis Elinaïwenn El' Hassan. Je suis Tempête. Je suis Chaos et je réduirai cet Empire en cendres. ∞
Il m’a encore fallu un peu de temps pour comprendre que l’information et le pouvoir sont indissociables dans les hautes sphères de la société. L’information s’échange. S’achète. Se vend. Celui qui sait, celui qui possède l’information a toujours une longueur d’avance sur tout le monde. C’est ainsi que pour servir ma cause j’ai infiltré les rangs des Dessinateurs de l’Empire. Être au plus près de l’ennemi. Apprendre à le connaître. Gagner sa confiance. Habilement, j’arrive à m’obtenir la fidélité de ceux qui m’entourent que ce soit par la peur ou l’admiration. Aujourd’hui, à la Cour comme dans le reste de l’Empire, rien ne se passe sans que je ne sois au courant. J’ai tissé des relations partout, changeant astucieusement d’identité quand cela était nécessaire. Officiellement, je ne suis que l’une des multiples Dessinatrices de la Cour. En réalité, je sers une cause plus grande et qui n’aura jamais d’égal.